Depuis le début, il y a une volonté délibérée de rattacher les assises de la fiscalité qui se tiendront début mai au nouveau modèle de développement. Le problème est que ce nouveau modèle n'existe pas encore pour pouvoir imaginer la meilleure des fiscalités qui pourrait lui convenir.
En fait, un système fiscal est un ensemble de mécanismes que l'on peut adapter à n'importe quel modèle de développement, à la condition que l'on connaisse ce nouveau modèle et les objectifs que l'on veut atteindre. D'ou la véritable question qu'il y a lieu de se poser: quel rôle voudrait-on assigner à notre système fiscal?
Le premier rôle est celui qui découle de la définition même de l'impôt, celui de la couverture des charges publiques. Sauf que cette fonction financière d'alimentation du budget de l'Etat, à laquelle tenait la doctrine classique du 19e siècle, est complètement dépassée car l'impôt ne peut jamais être parfaitement neutre.
D'où les deux autres fonctions: une fonction économique et une fonction sociale. En matière économique, l'Etat peut utiliser l'impôt comme instrument structurel. Il peut intervenir sur différents secteurs économiques en les surtaxant ou en les sous-taxant selon les objectifs qu'on veut atteindre, protéger l'industrie nationale en augmentant les droits de douane, encourager le développement du petit commerce, l'artisanat, encourager une ou plusieurs régions.
Sur le plan conjoncturel, l'Etat peut utiliser l'impôt comme un instrument de stabilisation des fluctuations économiques. Il augmente l'impôt en cas d'inflation et le diminue en cas de déflation. Mais l'impôt peut être également un instrument de développement social et de «redistribution des revenus»: on impose les gros revenus pour aider les couches les moins favorisées soit directement par un système d'aides ou de subventions, soit indirectement en accordant à ces couches des avantages ou des exonérations fiscales. Pour résumer: mettons nous d'accord, d'abord, sur le nouveau modèle économique et les mesures fiscales suivront. Maintenant, que peuvent apporter les assises fiscales du mois de mai?
Dans une conjoncture économique difficile, ces assises ont créé des attentes et chaque acteur économique a présenté ses propres analyses et ses demandes. Ces attentes seront difficiles à satisfaire à court terme et même à moyen terme et le risque serait de créer des frustrations à tous les niveaux, dans un environnement marqué par trois phénomènes: une conjoncture économique difficile, la montée du populisme, un environnement régional tendu.
A mon avis, les assises fiscales doivent prioriser les objectifs à atteindre et surtout mettre en place des réformes rapides pour atteindre deux objectifs: relancer l'investissement et améliorer la relation entre l'administration fiscale et le contribuable, en instituant une véritable «paix fiscale».
Le tout, sans faire table rase des acquis du Maroc en matière fiscale. Notre système fiscal est bon; il est le fruit de réformes majeures. Ceci dit, malgré ses aspects positifs, notre système comporte de nombreuses limites et a besoin de réformes urgentes que doivent introduire les assises sur la fiscalité.
Au Maroc, nous restons attachés à une conception comptable de la fiscalité. Les gouvernements successifs, sous la forte pression des besoins de trésorerie, ont privilégié à la fiscalité un rôle de pourvoyeur de fonds, au lieu d'en faire, avec d'autres instruments économiques et financiers, un instrument de développement économique et social. Ce qui explique, en grande partie, la panne que connaît, aujourd'hui, l'investissement avec des taux de croissance faibles et irréguliers.
On se trouve devant la situation où l'on demande à l'entreprise d'investir et de créer de l'emploi et en même temps, on lui «pompe» des recettes dont les montants sont fixés d'avance, C'est «le fermage fiscal», que la France a connu au Moyen-âge et qui a eu des conséquences économiques et politiques désastreuses.
Par ailleurs, personne ne peut contester que la relation entre l'administration fiscale et le contribuable a connu de grandes avancées mais a connu, en même temps, des moments difficiles. D'où la nécessité urgente d'instaurer «une paix fiscale». A mon avis, cette paix peut être recherchée de deux manières:
1°) Faire du contribuable un partenaire. Pour cela, contractualiser, autant que possible, la relation entre l'administration fiscale et le contribuable, en usant d'un mécanisme qui a été utilisé jusqu'en 2005: le forfait conventionnel qui n'a eu que de bons résultats. Il s'agit d'un accord établi, pour une période déterminée, entre l'administration fiscale et les représentants d'une catégorie de contribuables. Ce mécanisme a été prévu par l'article 10 de la loi cadre de 1984. Il a fait l'objet de l'article 27 de la loi 17-89 relative à l'IGR et a été supprimé le 31 décembre 2004. Pourtant les assises de la fiscalité de 2013 ont recommandé de reprendre le même mécanisme en l'améliorant avec plus de rendement, de justice et de transparence. Mais l'intérêt de ce mécanisme réside dans le fait qu'il peut être un excellent instrument pour résoudre le problème du secteur informel, en instaurant l'adhésion du contribuable à l'acte fiscal;
2°) L'autre manière d'instaurer la paix fiscale c'est «la dépersonnalisation de l'acte fiscal». L'impôt ne doit pas être lié à une ou plusieurs personnes comme cela a été le cas par le passé. La partie législative de l'impôt doit être dévolue à un service du ministère de l'Economie. Son application sera du ressort de la DGI qui ne sera plus juge et partie. Le tout sous le contrôle d'un Conseil supérieur des impôts. Ce sont là des mesures transitoires que peuvent préconiser les assises.
D'autres propositions peuvent être faites: créer des «Tribunaux fiscaux» ou au-moins des «chambres spécialisées» au sein des tribunaux administratifs, avec des juges ayant une formation fiscale et comptable; éviter que les contribuables fassent l'objet de plusieurs contrôles pour les mêmes impôts, au titre des mêmes exercices et même pour des procédures frappées de nullité; transformer la Commission locale de taxation en commission régionale de conciliation, instaurer un conseiller fiscal dans chaque direction régionale.
En conclusion, en prenant l'initiative d'organiser les 3e assises sur la fiscalité, on se trouve devant la situation où on a créé des attentes qui peuvent se transformer en frustrations et en déceptions avec tout le risque que cela comporte.
Les assises peuvent envoyer des signaux pour relancer la machine économique et lutter contre l'incivisme fiscal et pour cela, il est important que l'on arrive à changer la perception que le citoyen a de l'impôt: il ne s'agit pas uniquement d'un moyen de collecte des recettes mais également un facteur de cohésion sociale et de solidarité.
Une campagne de sensibilisation doit être organisée dont l'objectif est que le contribuable doit avoir la conviction que l'impôt qu'il paie est juste et équitable. En un mot, il faut faire adhérer le citoyen à l'impôt.
Incitations fiscales, le débat incontournable
L'entreprise au Maroc bénéficie au titre de tous les impôts de nombreuses exonérations: totales ou partielles, réductions d'impôts, abattements, taux préférentiels et régimes dérogatoires. Mais le problème n'est ni la nature de ces incitations, ni leur montant: l'essentiel c'est leur impact économique et social et l'absence d'évaluation permanente et leur redéploiement. Il nous faut un organe permanent qui puisse identifier les secteurs à encourager, fixer les objectifs à atteindre, identifier les avantages fiscaux susceptibles de permettre d'atteindre ces objectifs en les conditionnant dans le temps et dans l'espace, avec de la visibilité pour les opérateurs économiques, et surtout évaluer leur impact et décider leur redéploiement éventuel. N'oublions pas que la mondialisation est aussi fiscale.