Thami Kabbaj, ancien trader à Londres et agrégé d’économie et de gestion
ALM : Les Bourses mondiales ont enregistré des taux historiquement bas en réaction des mesures prises par les Etats pour endiguer la propagation du coronavirus. Peut-on déjà affirmer qu’on rentre dans une crise financière et économique mondiale sans précédent ?
Thami Kabbaj: Oui il s’agit d’une crise économique financière et sanitaire sans précédent dans l’histoire de l’humanité. La crise de 2008 était avant tout une crise financière et nous avons également vécu par le passé des crises sanitaires et des crises économiques et qui étaient souvent localisées. Ce qui est inédit avec cette crise c’est qu’elle touche l’ensemble des pays de la planète sans discrimination aucune et qu’elle affecte tout le monde. Il ne s’agit pas d’une crise localisée dans un endroit particulier ou sur un secteur particulier mais d’une crise globale. C’est du jamais vu dans l’histoire économique depuis la 2e Guerre mondiale. C’est d’abord une crise sanitaire au sens où cette maladie si elle n’est pas prise en compte sérieusement peut engendrer énormément de décès. C’est une crise économique car l’offre a baissé brutalement du fait du confinement en Chine qui a impacté les chaînes de valeur mondiales et qui a ensuite eu un impact sur la demande mondiale (baisse de la consommation et de l’investissement). C’est une crise financière avec un krach boursier historique. Enfin, c’est une crise de la mondialisation actuelle.
Le Maroc travaille depuis quelque temps sur un nouveau modèle de développement. Selon vous qu’est-ce que cette crise actuelle pourrait enseigner à un pays comme le Maroc sur le plan économique et financier?
Je pense que cette crise va sans doute reconfigurer l’économie mondiale et que tout le monde en tirera des leçons et pas seulement le Maroc. Nous vivons dans un monde de plus en plus interdépendant, la notion de bien public mondial a été sous-estimée, cela comprend non seulement les pandémies mondiales mais également le réchauffement climatique, etc. Je sais que les gouvernements sont généralement focalisés sur des objectifs à court terme de croissance de chômage, etc. Mais il faut aller au-delà de ces dimensions et le plus rapidement possible.
Pourriez-vous nous donner une lecture de ce qui se passe au niveau des principales places boursières mondiales actuellement ?
La crise boursière est un phénomène classique en finance de marché. Nous avons dans l’histoire financière connu de nombreuses bulles spéculatives suivies par des krachs boursiers parfois sévères et parfois brefs. Une crise boursière s’explique avant tout par un décalage extrêmement important entre les cours boursiers et les fondamentaux. Il arrive un moment où les investisseurs réalisent qu’il y a un écart important entre le prix qu’ils sont prêts à payer pour acquérir un actif et sa vraie valeur, c’est-à-dire sa valeur fondamentale (on obtient la valeur fondamentale en évaluant les bénéfices futurs d’une entreprise par exemple). Mais ici cette crise a surpris tout le monde car on s’attendait d’abord à une crise des Etats ou à une crise de la dette étudiante aux États-Unis ou à une crise bancaire. Mais c’est d’abord une crise sanitaire qui a donné lieu à une crise économique majeure qui a, à son tour, impacté les marchés financiers. Comment expliquer cette baisse? C’est très simple: il y a tout d’abord la dimension économique. De nombreuses entreprises vont perdre énormément d’argent ou sont en train d’en perdre. On le voit dans le domaine de l’aérien, du tourisme, des services comme les restaurants, les cinémas, etc. La valorisation de ces entreprises a donc été revue à la baisse par les opérateurs de marché car ils savent pertinemment que ces entreprises vont souffrir durablement à cause de cette crise. La 2ème dimension porte sur les comportements moutonniers. Dans ces phénomènes de baisse, les investisseurs paniquent et adoptent un comportement moutonnier. Ils vont vendre leurs actions parce qu’ils voient d’autres investisseurs vendre également leurs actions et cela donne lieu à une prophétie auto-réalisatrice.
Faut-il investir en ce moment ou attendre que cette conjoncture soit moins difficile ?
J’ai appelé ma communauté sur YouTube à la prudence dès le mois de février et j’ai réitéré cet appel à la prudence début mars alors que Warren Buffet appelait les gens à garder leur sang-froid. Il y aura sans doute de nombreuses opportunités pour les investisseurs avisés mais pour le moment nous n’avons pas encore vu la fin de la crise. Durant les deux dernières semaines, il est étonnant de constater que les achats d’actions ont fortement augmenté car de nombreux investisseurs ont considéré cette période comme une aubaine. Je pense que c’est trop tôt de se positionner dans un marché qui n’en est qu’à ses débuts. Les chiffres sont aujourd’hui importants mais ils ne sont pas gravissimes. Imaginons que la situation se détériore sur un plan sanitaire, imaginons que l’on gère mal les prochaines semaines et les prochains mois, cela pourra aggraver encore plus la situation. Donc je pense que ce n’est pas la priorité aujourd’hui d’envisager un positionnement et je pense que la priorité aujourd’hui c’est avant tout de régler la situation sanitaire car tout le reste suivra.
La situation actuelle va faire souffrir beaucoup d’entreprises. En tant qu’expert quels conseils donneriez-vous aux chefs d’entreprises pour diminuer les effets de cette situation de crise sur leurs bénéfices ?
C’est une situation extrêmement délicate pour les entreprises car c’est un choc exogène qu’elles ne maîtrisent pas. Pire, c’est un choc tellement brutal que cela va sans doute reconfigurer l’économie mondiale. J’estime que les chefs d’entreprises aujourd’hui doivent avant tout se focaliser sur ce qui leur permettra de créer un maximum de valeur. Ils devront prendre des décisions difficiles et se recentrer sur le cœur de leur activité car il y a urgence. Ils devront également comprendre l’importance de bénéficier d’une trésorerie conséquente pour gérer ces crises. Pour ceux qui l’ont fait c’est une bonne chose et pour ceux qui ne l’ont pas déjà fait c’est une excellente leçon. Dans tout business, certaines périodes seront propices à l’accumulation de trésorerie, c’est-à-dire qu’on met de côté une partie de ses bénéfices pour envisager les coups durs et certaines périodes au contraire seront des périodes de vaches maigres durant lesquelles il faudra être capable de tenir le coup et de limiter les dégâts. Nous sommes actuellement en période de vaches maigres qui va peut-être durer quelques mois ou même quelques années et il faudra prendre les bonnes décisions le plus rapidement possible.